Connue pour être américaine, l’écrivaine, l’artiste-peintre et pasionaria des causes justes, Elaine Mokhtefi est, depuis le 10 décembre courant, également algérienne.
Dédicace de son livre et de celui de son défunt époux Mokhtar Mokhtefi, colloque sur Frantz Fanon, invitée du Festival International du Film d’Alger et visionnage de séquences du film de la réalisatrice serbe Mila Turajlic, relatant des tranches de sa vie, son œuvre et de son combat à Alger, New York et à Paris, participation à une rencontre des Amis de la Révolution, algérienne…, le programme est plutôt chargé pour Elaine Mokhtefi, actuellement, en séjour, parmi les siens, dans le pays auquel son destin est, depuis des décennies intimement lié : l’Algérie. Elle y a même allumé sa 97e bougie, inaugurant ainsi un nouveau sentier aux méandres toujours surprenantes et parsemé comme par le passé, d’idées et de créativités sans cesse renouvelées.

Inlassable quand il s’agit de se fondre dans l’Algérie à laquelle elle consacré des pans entiers de sa vie, elle espère même visiter, durant cette visite, le sud algérien et faire un bref séjour dans une oasis.

À Alger, Elaine a eu un accueil mesuré, mais à la hauteur de son engagement et de sa loyauté envers notre pays qui est aussi le sien. Le jour de son anniversaire, elle s’est même vue décerner la nationalité algérienne qui vient s’ajouter à sa nationalité d’origine, américaine. Un geste fort du gouvernement algérien qui l’a profondément touchée. Toute émue, elle nous l’a annoncé, elle-même, en face time. En 2022, déjà, via son consulat général à New York, l’Algérie lui avait délivré une attestation de reconnaissance de son soutien à la cause algérienne.
L’intérêt d’Elaine pour l’Algérie a commencé par une prise de conscience de la justesse du combat de son peuple pour son indépendance. N’en déplaise aux misanthropes, aux histrions politiques et autres faussaires qui tentent de dépraver l’histoire en construisant des « vérités » par redondance, par le matraquage médiatico-idéologique ; des fictions de mauvais genre dans lesquelles ils finissent par s’empêtrer eux-mêmes et y perdre leurs âmes.
Retour sur la rencontre et l’histoire d’amour entre Elaine et l’Algérie !
L’engagement mondialiste
Lorsqu’en décembre 1951, Elaine Klein -son nom de jeune fille- avait franchi le pont du paquebot transatlantique néerlandais Veendam, alors à quai au port de Newport, en Virginie (USA), à destination de l’Europe, avec les Pays-Bas comme porte d’accès, l’océan était agité et la taille du navire était plutôt modeste (175 mètres de long pour un poids utile de 15 500 tonnes). Le bâtiment pouvait donc être dérouté en raison du mauvais temps, mais la jeune Elaine, la vingtaine passée de quelques printemps, ne s’imaginait pas que sa destination principale allait devenir l’Algérie. Qu’à cela ne tienne !
Le Veendam ne fut pas dérouté. Il l’a conduite à bon port et quel port ! Rotterdam qui, à l’époque déjà était le plus important d’Europe.
De là, elle rejoindra Paris par train ; un train, à l’époque, trop lent à son goût, le goût d’une de jeune femme, pressée de traduire ses engagements dans les faits et Paris devait être le lieu de cet accomplissement.

Lorsqu’elle avait quitté les États-Unis à l’âge de 23 ans, l’âge du rêve et de l’utopie, l’âge où l’on a tant à donner aux autres, l’âge de la générosité, elle portait, en elle, l’idéal d’un gouvernement mondial au service des peuples ; un courant dont elle était l’une des animatrices aux États-Unis. Au cours de l’été 1951, elle a même participé à l’Assemblée mondiale de la jeunesse qui se tint au Capitole, siège du Congrès, à Washington DC. Et c’est pour poursuivre le combat pour ce même idéal qu’elle fit le choix de traverser l’Atlantique. Enfin, pas uniquement pour cela ! Aux États-Unis, le mondialisme était malmené, depuis déjà une année, par le laminage systématique de sa réputation par le maccartisme ; ce qui réduisait drastiquement le champ d’action des militants.
Les grands idéaux peuvent se traduire à travers des causes singulières
À Paris, Elaine a retrouvé Mary Maverick Lioyd de Winnetka (Illinois), Jacques-Robert Savary mondialiste opposé, à l’internement des Algériens en France et Pierre Hovelaque porteurs des mêmes idées. Avec Mary Maverick Lloyd et ce même Jacques-Robert Savary, ils ont eu le bonheur d’être conduits par l’abbé Pierre (protecteur des pauvres et partisan de la fin du célibat imposé aux prêtres), en personne, au volant de sa 4 CV, à une réunion mondialiste qui devait se tenir en Belgique. Quelle bande et quelle magnifique aventure !
Madame Mokhtéfi, a grandi dans de petites cités américaines de l’État de New York, un peu dans le Connecticut, également, plus précisément à Columbia où elle séjournait périodiquement chez ses grands-parents. Dès son jeune âge elle a souffert de la discrimination anti-juive, chose qu’elle n’a jamais connue en Algérie. Étudiante, elle a également élu domicile dans les États de Géorgie et du Texas et la voilà, pour la première fois, en Europe, plus précisément à Paris. En l’ancienne Lutèce (l’antique Paris), elle y avait découvert une ville qui souffrait « de ses blessures encore ouvertes et du déshonneur de l’occupation nazie (…) une ville grise, une ville du nord, arrosée par des pluies quotidiennes » et qui « portait en elle une certaine tristesse entrecoupée d’étincelles de génie ». C’était six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le constat est amer, mais une ambivalence guette ce décor au détour d’une manifestation.
Paris portait encore les stigmates de la guerre et de l’occupation nazie, mais continuait elle-même à infliger l’horreur et la désolation aux peuples colonisés d’Afrique et d’ailleurs, y compris à ceux qui, au prix de leur vie, ont participé à la libération de la France. Une réalité que seule l’arrogance ambiante cherche à estomper aujourd’hui. En ce sens, deux faits ont conduit Elaine à reconsidérer ses choix. Enfin, pas tout à fait ! ils l’ont confortée dans ses convictions en lui chuchotant qu’on peut concrétiser de grandes idées en participant à combattre des injustices particulières, singulières ; par exemple, celles frappant un peuple menant une lutte existentielle ! À ce titre, la relation fusionnelle entre Elaine et l’Algérie ne l’empêche pas d’être aux côtés des autres peuples opprimés. En pasionaria des cause juste, elle est en première ligne pour porter haut et fort la voix de la Palestine.
On tirait trop facilement sur les Algériens
Le premier fait se résume en une observation qu’elle avait faite alors qu’elle séjournait dans un petit hôtel de la rue Saint-André-des-arts à Paris, à proximité des quartiers nord-africains. En ces lieux de survies, elle a été frappée par les conditions des immigrés algériens enfermés dans des conditions de « sous-classe et de sous culture ». Un enfermement dont il était impossible de sortir autrement qu’en brisant les chaines.
Le deuxième fait est survenu un certain 1er mai 1952. Elaine était déjà, depuis plusieurs mois, parisienne. Elle occupait une modeste chambre dans un quartier ouvrier, rue du Pont de Grenelle. Ce jour-là, elle était quelque part, entre la Bastille et la Nation. Alors que la marche grandiloquente du 1er mai touchait à sa fin, « des milliers d’hommes sont apparus sortant de je ne sais où et courant en formation de dix à douze par rangée. Ils avançaient en cadence, les bras tendus, cherchant à rattraper le défilé qui se dispersait. Sans discontinuer, de plus en plus d’hommes passaient devant moi -jeune, sombres, maigres et pauvrement vêtus- Ils ne lançaient pas de slogans, ne portaient pas de banderoles. C’était des ouvriers algériens. » Ces manifestant hors-cortège officiels, devaient participer la marche du 1er mai, mais, au dernier moment, la CGT est revenue sur l’accord passé avec leurs représentants « puis avait tout fait pour interdire leur participation, sans succès ». Elaine n’a eu connaissance du prétexte de cette volte-face de la Confédération que deux semaines plus tard, lorsque le représentant du mouvement algérien d’indépendance, Messali Hadj fut arrêté à Orléansville, aujourd’hui El-Asnam, en Algérie, le 15 du même mois, puis exilé de force en France. « La CGT avait voulu empêcher toute réclamation d’indépendance pour l’Algérie à un moment où le gouvernement français cherchait avec force à stopper la moindre action ciblant la présence française en Afrique du Nord. »
L’arrestation de Messali Hadj s’est soldée par deux morts et de nombreux blessés.
Un peu plus d’un an plus tard, à Paris, le 14 juillet, la CGT fait marche arrière et inclut le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj dans son cortège. La police tire sur le carré des manifestants algériens tuant 7 autres personnes et faisant des centaines de blessés. Sous les yeux des Parisiennes et des Parisiens, des hommes qui ne représentaient aucune menace ont été tués et le sang des Algériens a encore injustement coulé.
Pour rappel, le locataire de l’Élysée était le Haut-Garonnais, Vincent Auriol, issue de la Section française de l’Internationale ouvrière (parti socialiste) et le président du conseil (équivalent de Premier ministre sous le régime de la 4e République), le Rhodaniens Antoine Pinay de la formation politique de droite CNIP (Centre national des indépendants et paysans).
Elaine est ébranlée. Toute la mythologie égalitaire et d’adhésion aux valeurs universelles s’effondre comme un château de cartes. La jeune militante finit par faire une association entre le sort de ces hommes maigres et basanés qui courraient, rue du Faubourg Saint-Antoine et les afro-américains qu’elle avait vus, dans les années 1940, alors qu’elle était étudiante en Géorgie, « des hommes errant comme des ombres sur les routes poussiéreuses du Sud ». Elaine est touchée au plus profond d’elle-même.
Toujours en première ligne
En 1960, sous la cinquième République, la guerre faisait rage en Algérie, la France y avait engagé 12 des 14 divisions dont elle disposait, en vain. Depuis Bruxelles Elaine organise le Congrès international de l’Assemblée mondiale de la jeunesse qui se tint à Acra, capitale du Ghana, premier pays colonisé à avoir arraché son indépendance en Afrique. Tout un symbole ! Ce grand rendez-vous mondial est suivi d’une tournée au Togo, Bénin (ex Dahomey), Guinée, Sénégal et au Mali. Au cours de la même année, un peu partout, en Europe et ailleurs, la jeune américaine participe aux manifestations anti-guerres.
À Accra Elaine rencontre Frantz Fanon, natif de Fort-de-France, en Martinique, et premier ambassadeur d’Algérie en Afrique et Mohamed Sahnoun, alors délégué des étudiants algériens. Depuis, Elaine est complètement absorbée par l’Algérie et sa glorieuse Révolution. Son engagement est total !
Organisation, traduction, secrétariat, préparation des dossiers pour les Nations unies, accompagnement des représentants algériens aux États-Unis, contact avec les autorités américaines…, le Bureau algérien de New York ne chômait pas et la jeune américaine était au centre du dispositif.
Le combat d’Elaine pour l’Algérie et aux côtés des Algériens s’est poursuivi après la déclaration d’indépendance du pays le 5 juillet 1962. En particulier, elle a aidé notre pays, renaissant des cendres de l’injustice, à organiser le secteur de la presse, le premier Festival panafricain et à partir de l’été 1969, à prendre en charge les Black Panthers qui se sont repliés à Alger sous l’effet de la pression des services de sécurité aux États-Unis. Elaine a aussi enseigné, au début des années 1970 à l’École nationale supérieur du journalisme (ENSJ, université d’Alger) qui deviendra l’Institut des sciences de l’information et de la communication (ISIC). Elle était et l’est toujours, très appréciée par ses étudiants. Avant l’ENSJ, Elle a exercé le métier de journaliste à l’agence l’APS (Algérie Presse Service).
C’est durant cette période qu’elle a rencontré (ENSJ), Mokhtar Mokhtefi, son défunt époux. Le regretté Mokhtar était, pendant la Guerre de Libération Nationale membre du Malg -Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), le département du renseignement de l’Armée de Libération Nationale. Une fois l’Algérie indépendante, il s’est éloigné des sphères du pouvoir, mais son patriotisme n’en a aucunement été affecté.
L’un des derniers engagements d’Elaine – et c’est loin d’être le seul- fut la publication récente d’un récit signé conjointement avec la jeune universitaire américaine Maura McCreight, sur les photos prises au maquis de la région est de l’Algérie, pendant la Guerre de libération nationale, par leur compatriote Kathryn Updegraff.
Elaine restera pour longtemps encore un exemple d’engagement juste et sincère et une source d’inspiration incontournable pour les générations montantes.










