Dans un entretien à 24H Algérie, Zoulikha Tahar, la réalisatrice de la série « El’Sardines » distinguée à Séries Mania 2025, dévoile l’inspiration profondément personnelle derrière son œuvre. Elle y évoque le « mal-être profond » qui l’a poussée à quitter l’Algérie pour suivre sa passion, et comment ce sentiment universel de vouloir être soi, face aux attentes sociétales, a nourri le personnage de Zouzou, l’héroïne de la série. Loin de vouloir dépeindre l’ensemble de la société algérienne, Zoulikha Tahar a cherché à raconter une histoire singulière qui résonne avec le vécu de nombreuses femmes.
24H Algérie : Comment est née l’idée de la série « El’Sardines » ?
Zoulikha Tahar : L’idée m’est venue d’un moment charnière de ma vie : ma dernière semaine en Algérie avant mon départ pour la France. C’était une période intense, presque chaotique. Mes parents étaient partagés : fiers que j’obtienne une bourse pour un programme d’été à la Fémis, une école de cinéma prestigieuse, mais très réticents à l’idée que je quitte mes études d’ingénierie pour m’installer en France. J’avais 26 ans, j’étais en troisième année de thèse, et pour eux, il était impensable que j’abandonne ce parcours tout tracé pour une carrière artistique. À cela s’ajoutait le mariage imminent de ma petite sœur, dans une famille nombreuse où toutes mes cousines se mariaient jeunes, souvent vers 22 ans. Moi, à 26 ans, je commençais à être vue comme une exception, une anomalie.
À 26 ans, ressentiez-vous déjà une pression sociale autour du mariage ?
Absolument. Dans ma famille, les filles se marient tôt, souvent juste après leur licence. Cette pression était omniprésente. Mon choix de partir a été perçu comme un rejet de ce modèle de vie. Ma mère me demandait : « Pourquoi veux-tu partir ? Es-tu malheureuse ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Ils ne comprenaient pas ce mal-être profond qui me poussait à chercher autre chose, à vouloir m’émanciper et suivre ma passion.
24H Algérie : Comment vos parents ont-ils réagi à votre décision de départ ?
Ils l’ont très mal vécu. Pour eux, vouloir partir signifiait que je reniais leur amour, leur éducation, tout ce qu’ils m’avaient offert. Ce n’était pas du tout mon intention, mais j’avais ce besoin viscéral d’ailleurs, de me consacrer à ce que j’aimais vraiment : le cinéma. Ce conflit a été le plus intense que j’aie eu avec eux, et il a marqué un tournant dans ma vie.

La série aspire-t-elle à être le miroir de la société algérienne ?
Non, pas du tout. « El’Sardines » raconte une histoire spécifique, celle d’une jeune femme, Zouzou, qui reflète certaines de mes expériences et celles du personnage principal du roman Des pierres dans ma poche de Kaouther Adimi, qui a inspiré la série. À 30 ans, Zouzou, comme moi à l’époque, ressent cette pression sociale accrue autour du mariage et des attentes familiales. Mais son histoire résonne avec celle de nombreuses femmes en Algérie, confrontées à ce tiraillement entre traditions et aspirations personnelles.
Pourquoi le titre « El’Sardines » ?
La sardine est un symbole fort pour moi. C’est le seul poisson qui migre non pas par nécessité biologique, mais par envie. Cela faisait écho à mon propre départ : je suis partie parce que je le voulais, pour suivre mon instinct. C’est aussi un clin d’œil à mon père, issu d’une lignée de navigateurs, et une manière d’intégrer la question climatique dans la série. À travers Zouzou, ingénieure biomarine, on aborde l’urgence environnementale qui touche tout le monde, tout en ancrant l’histoire dans un quotidien algérien.
Zouzou, le personnage principal, semble incarner une complexité particulière. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Zouzou reflète l’Algérie elle-même : un pays riche en nuances, à la fois moderne et traditionnel, où la liberté existe, mais dans des cadres très définis. En Algérie, le « nous » prime souvent sur le « je », et dire « je » peut être perçu comme un défi. Ce que pensent les voisins, la famille, l’entourage pèse énormément. Mais Zouzou est un individu à part entière : elle a 30 ans, des cheveux bouclés qu’elle refuse de lisser, elle est scientifique, curieuse, et rêve de découvrir le monde. Son mal-être est universel : c’est celui de vouloir être soi, surtout pour une femme confrontée aux attentes de la société.
Les salons de coiffure jouent un rôle important dans la série. Pourquoi ce choix ?
Les salons de coiffure sont des lieux uniques en Algérie. Ce sont des espaces où les femmes reprennent la parole, où elles se sentent libres d’être elles-mêmes. Ils incarnent l’âme d’un quartier, un lieu de beauté, mais aussi de confidence. Les coiffeuses, comme Nadia dans la série, jouent un rôle de psychologues, de médiatrices. Nadia accompagne Zouzou, l’aide à s’épanouir, à se révéler, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Comment avez-vous abordé le tournage en Algérie ?
Nous avons effectué un repérage d’écriture, en rencontrant des gens sur place pour nourrir l’histoire. Tourner en Algérie était essentiel pour capter l’authenticité des lieux et des personnages. Cela nous a permis de construire une série ancrée dans la réalité, tout en abordant des thèmes universels.
La série a été récompensée à Séries Mania 2025. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Recevoir une mention spéciale dans la catégorie Formats Courts à Séries Mania 2025 est une immense reconnaissance. « El’Sardines » est une mini-série de six épisodes de onze minutes, et je suis fière qu’elle ait touché le public par son esthétique soignée et son ton doux-amer. C’est une fable écologique, un portrait social, mais surtout une ode à l’émancipation féminine dans une société algérienne complexe, tiraillée entre traditions et modernité.
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