
Notre ami Kaci Abdmeziem nous a quittés. C’était un immense écrivain et poète. Nous publions, en hommage, une de ses chroniques consacrée à la vision fugace qu’il a eue, enfant, du retour de Abane Ramdane au village, à sa sortie de prison.
Je ne saurais vous dire quel jour de la semaine c’était. Je ne saurais vous dire, non plus, si nous étions au matin de ce jour ou bien en fin d’après-midi.
Ce dont je me souviens, en essorant ma mémoire, c’est que je me trouvais légèrement en contrebas de chez moi. J’étais confortablement installé sur le rebord d’une banquette à carrelage rouge brique, une de ces tombes familiales qui se succèdent en paliers sur le flanc en pente raide de notre colline et ne s’arrêtent que devant la route goudronnée.
Les pieds ballants, je ne pensais sans doute à rien. Il faut vous dire qu’il est des paysages qui vous dispensent de réfléchir. Vous n’êtes plus qu’un frêne parmi les frênes, un chêne confondu parmi les autres, dans la verte chênaie.
Toujours est-il que si une pensée m’avait effleuré, comme il arrive au vent distrait d’émouvoir les fleurs d’un acacia, cette pensée aura été sans doute pour mon père parti rejoindre son nouveau poste à Alger, après l’incendie de notre école.
Au jour d’aujourd’hui, tout me porte à croire que l’endroit que j’avais choisi pour rêvasser n’était pas fortuit et qu’en fait je guettais son retour.
Dans mon champ de vision se déroule, lascive, la bande noire de l’Avvridh ou Roumi – la Route du Roumi – qui contourne là-bas le mausolée immaculé du Saint Gardien des villages environnants –a’assas Ivachirène. Elle disparaît soudain, pour réapparaître plus loin, dernier virage, ultime torsion entre ciel et terre.
C’est cet endroit crucial que les habitants du village scrutent avec anxiété lorsqu’ils attendent le retour des émigrés et qu’ils maudissent de loin lorsqu’il engloutit, irrémédiablement, le train arrière de l’autobus qui les remporte. J’étais donc là, les pieds ballants, les doigts occupés à taquiner les brins d’herbe que me tendait l’aïeul anonyme et, sans doute ai-je eu un moment de distraction, car je ne les ai pas vus arriver.
C’était un groupe de dix à quinze personnes en burnous blancs qui se hâtaient vers moi. Ils m’ont donné juste le temps de flasher cette hâte de gens pressés, extrêmement pressés, cette marche à pas forcés où l’on n’attend pas l’autre mais où l’on s’arrange pour rester quand même ensemble. C’est juste ce temps qu’ils m’ont donné avant de disparaître soit sous le goudron soit derrière un talus.
Qui étaient-ils? D’où venaient-ils? Où allaient-ils? Je devais l’apprendre dans la soirée. Abane Ramdane, sorti de prison, venait de rentrer au village.
Cette nuit-là, mon grand-père Akli ne toussa pas une seule fois. Accroché à sa poitrine, j’entendais son cœur battre très vite. Je suppose que, désormais, il avait acquis la certitude que son monde basculait et que, décidément, les Roumis allaient bel et bien être renvoyés chez eux fût-ce à coups de galettes durcies.
Cette remontée dans le temps m’a permis de m’extraire un moment de l’exécrable réalité que nous vivons. Elle ne m’a pas empêché, évidemment, d’entendre votre terrible et désarçonnante interrogation: » Tous comptes faits, était-ce bien la peine ? »