Il y a plus de onze ans, le sociologue et philosophe Edgar Morin publiait un texte encourageant les êtres humains à changer d’urgence leurs « modes de vie et de pensée » (1). Dans un contexte de dégradation croissante de l’environnement et d’aggravation des effets du réchauffement climatique, le chantre de la « pensée tourbillonnante » appelait à réfléchir sur les modalités de la transformation nécessaire du « système Terre » pour éviter la catastrophe. Ce texte n’a pas perdu une once de pertinence et doit accompagner toute réflexion sur l’avenir de la planète.
Du réchauffement climatique, qui est pourtant un défi majeur pour l’agriculture algérienne, et de ses menaces – on pense notamment aux phénomènes météorologiques extrêmes (tornades, orages torrentiels, etc.) qui mettent en périls des millions d’habitants de la bande nord du pays, il n’en a guère été question durant la campagne électorale qui vient de s’achever.
A l’inverse, on a respectivement vu des bonbons pleuvoir sur la tête d’une claque mobilisée pour un meeting, des candidates qualifiées « de fraises » par un chef de parti et des affiches où des visages féminins ont été gommés, preuve, s’il en fallait, d’une régression manifeste des mentalités. On a entendu aussi des insultes à l’égard de la Kabylie et des Kabyles, astuce habituelle quand il s’agit de jouer une partie de l’Algérie contre l’autre pour contrôler tout le monde. Voilà pour ce qui est du niveau…
Le texte d’Edgar Morin concerne le « système Terre » mais on peut décider de le lire avec un prisme algéro-algérien. Voici ce que dit le philosophe en préambule : « Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. » Depuis février 2019, date du début du Hirak, nous sommes nombreux à espérer une métamorphose.
Certains rêvaient de révolution immédiate et de départ manu militari, si on ose l’écrire, du système. Mais l’acceptation de la démarche pacifique impliquait une transition négociée, voulue par les deux parties. Il faut être deux pour mener un changement. Celles et ceux qui, pour continuer à se singulariser, se complaisent aujourd’hui dans la posture des « contempteurs objectifs » du Hirak, en faisant porter aux manifestants et à leurs soutiens la responsabilité du blocage de la situation, semblent oublier que dès juin 2019, le discours officiel a été clair : pas de transition et encore moins de négociation.
Ce qui avait été possible en 1988, où le régime avait entamé de lui-même des réformes avant même que les oppositions ne puissent s’organiser, ne l’a donc jamais été ces deux dernières années.
Lire Edgar Morin sous nos propres prismes
On peut utiliser tous les éléments de langage que l’on veut, convoquer les meilleurs communicants possibles et bombarder l’opinion publique de messages triomphalistes, le réel, en ces temps de mondialisation de l’information, ne saurait être masqué. Absence totale de diversification de l’économie, prégnance du modèle gazo-pétrolier, fuite des capitaux, insécurité alimentaire, déshérence du système de santé : toutes ces défis sont connus depuis au moins quatre décennies mais rien ne change de manière structurelle. « Le probable est la désintégration. L’improbable mais possible est la métamorphose. » poursuit Edgar Morin qui cite toutefois cinq raisons d’espérer.
La première, est « le surgissement de l’improbable ». Le Hirak de février 2019 en fut un. Cela n’a peut-être pas changé la donne mais cela a engendré une tectonique qui perdure. « Tout en fait a recommencé mais sans qu’on le sache, précise le philosophe. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, de la réforme de vie. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. »
Il en est ainsi de tous ces groupes d’Algériens venus à la chose politique par le biais du Hirak. Certes, certains se contentent du clicktivisme mais d’autres s’organisent, réfléchissent, débattent, se retrouvent, s’entraident, malgré le rouleau-compresseur de la répression et l’attentisme des gagne-petit du statuquo. Il en est ainsi qui s’interrogent sur la durabilité du modèle alimentaire caractérisé par l’importance des importations et la prégnance des protéines animales tandis que d’autres distribuent des poulets avec leur affiche électorale collée dessus…
Des quatre autres raisons d’espérer citées par Edgar Morin – vertus génératrices/créatrices inhérentes à l’humanité ; vertus créatrices de la crise ; opportunités offertes par le péril et aspiration multimillénaire de l’humanité à l’harmonie, on ne rebondira que sur la dernière.
En bientôt six décennies d’indépendance, les Algériennes et les Algériens aspirent à cette harmonie. Mais l’enjeu est plus important. Il s’agit de sauver le pays qui, faute de changement réel, chemine tranquillement vers une nouvelle catastrophe comme il le fit au début des années 1980 quand quelques milliards de dollars d’importations de biens de consommation donnèrent l’illusion de la réussite et d’un développement harmonieux.
(1) « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 10 janvier 2010.