L’Association culturelle Safia Ketou et un groupe d’universitaires demandent l’ouverture d’un musée pour l’écrivaine suisse Isabelle Eberhardt à Ain Sefra, au sud de Naâma.
L’Association culturelle Safia Ketou d’Ain Sefra a commémoré dernièrement le 117 ème anniversaire de la mort de la journaliste et écrivaine russo-suisse Isabelle Eberhardt, disparue lors des inondations du 21 octobre 1904, à l’âge 27 ans.
Les membres de l’Association ont déposé une gerbe de fleurs sur la tombe de l’auteure de “Dans l’ombre chaude de l’Islam” au cimetière Sidi-Boudjemaa d’Ain Sefra.
Une visite a été rendue ensuite à la maison où avait habité Isabelle Eberhardt et où elle avait perdu la vie, après avoir été hospitalisée pour cause de paludisme.
Conserver les écrits d’Isabelle Eberhardt
“En 2004, lors du centenaire de la disparition d’Isabelle Eberhardt, nous avons proposé d’acquérir cette maison, mais le propriétaire a exigé une somme de 3 milliards de centimes pour la vente. C’est une grosse somme pour une association à petit budget comme la nôtre”, a déclaré Abdelkader Dhifallah, président de l’Association Safia Ketou et enseignant à l’université de Naâma.
Et d’ajouter : “nous n’avons pas cessé de demander aux autorités locales dont la direction de la culture d’acquérir cette maison et d’en faire un musée”.
Pour Brahim Henine, journaliste et membre de l’Association Safia Ketou, réhabiliter puis transformer la maison où avait habité Isabelle Eberhardt en musée permettrait de conserver tous les écrits, documents et photos existant dans la région.
“Il y a eu quelques recherches à l’université sur l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, mais il n’y a toujours pas de reconnaissance de la part de l’Etat. L’ancien président Abdelaziz Bouteflika l’avait cité dans un ouvrage(pour la Fondation Déserts du monde).
Cheikh Bouamrane (ancien président du Haut conseil islamique) était venu à Ain Sefra et avait reconnu qu’Isabelle Eberhardt s’était converti à l’islam”, a souligné Brahim Henine.
“La France était le premier ennemi d’Isabelle Eberhardt”
Abdelkader Dhifallah a estimé qu’Isabelle Eberhardt est toujours méconnue en Algérie, parfois haïe. “A tort, on l’avait accusé de faire de l’espionnage pour les Français. Cette thèse a été défendue par des écrivains français pour ternir son image. La France était le premier ennemi d’Isabelle Eberhardt”, a-t-il noté.
Il a plaidé pour la traduction des écrits d’Isabelle Eberhardt à la langue arabe pour “la faire connaître du large public”. Il a cité les traductions faites déjà par Boudaoud Amayer.
Les intellectuels d’Ain Sefra n’ont, selon lui, jamais cessé de réclamer que des écoles, des institutions culturelles ou éducatives ou des rues portent les noms de la poète Safia Ketou et de l’écrivaine Isabelle Eberhardt.
“Mais, malheureusement, nous n’avons pas eu de réponse(…) En 2015, nous avons publié un appel dans le journal El Khabar pour demander que le ministère de la Culture reconnaisse Isabelle Eberhardt comme un héritage algérien”, a rappelé Abdelkader Dhifallah.
Et de poursuivre avec amertume : “nous vivons dans une ville à la marge. Il est difficile que notre voix arrive ou soit écoutée au centre, à Alger. C’est un cri que nous lançons”.
Isabelle Eberhardt, une correspondante de guerre
Contacté, Saâd Mihoubi, directeur de la culture de la wilaya de Naâma, dit n’avoir aucune réserve sur l’existence d’un musée consacré à Isabelle Eberhardt à Ain Sefra. “Nous n’avons pas reçu de demande à ce propos”, a-t-il dit.
En Europe, des rues portent le nom Isabelle Eberhardt, à Genève, à Montpellier et à Strasbourg. A Oran, au quartier Maraval, la rue Isabelle Eberhardt a été débaptisée pour porter le nom de Mourad Bentchouk.
Abdelkader Dhifallah a rappelé qu’Isabelle Eberhardt, venue à quatre reprises à Ain Sefra (en 1903 et 1904) en correspondante de guerre, était hostile au colonialisme français et avait défendu la religion musulmane et les musulmans.
Isabelle Eberhardt colloborait à l’époque avec l’hebdomadaire Alakhbar dirigé par le journaliste et poète Victor Barrucand. Ses reportages étaient publiés régulièrement, notamment sur la vie dans le Sahara algérien.
Morte en tentant de sauver ses manuscrits
“21 octobre 1904, Isabelle, malade, attendait le retour de son époux Slimane Henni de Constantine. Elle avait été surprise par les eaux des oueds en crue venus des montagnes environnantes après de fortes chutes de pluie. Elle avait tenté de sauver ses manuscrits entreposés dans une chambre au premier étage. En descendant les escaliers, une partie du mur en pierres s’est effondrée sur elle. Son corps n’avait été trouvé que six jours plus tard”, a rappelé Boudaoud Bellaredj, journaliste et chercheur .
Le général Hubert Lyautey, qui dirigeait les troupes coloniales déployées dans la région, avait ordonné à ses soldats de récupérer tous les manuscrits d’Isabelle Eberhardt, envoyés ensuite à Alger, puis à Aix en Provence en France.
Une partie de ces manuscrits et carnets de voyage a été imprimée et publiée par Victor Barrucand en France en s’attribuant les textes, ce qui lui avait valu un procès à Paris, après une plainte d’intellectuels proches des idées d’Isabelle Eberhardt.
Victor Barrucand avait notamment cosigné le livre “Dans l’ombre chaude de l’Islam”, paru en 1921.
“M’établir au désert et y chercher la paix et les aventures”
Isabelle Eberhardt, musulmane adepte de la tariqa Kadiria, se déplaçait à dos de cheval dans les contrées du Sahara et racontait ses voyages, ses découvertes et ses rencontres.
“Je travaille à noter mes impressions du Sud, mes égarements et mes inventaires, sans savoir si des pages écrites si loin du monde intéresseront jamais personne. N’est-ce pas la terre qui fait les peuples ?”, s’était-elle interrogée .
“Moi à qui le paisible bonheur dans une ville d’Europe ne suffira jamais. J’ai conçu le projet hardi pour moi, réalisable de m’établir au désert et d’y chercher à la fois la paix et les aventures. Chose conciliable avec mon étrange nature”, a-t-elle noté dans un texte en parlant de son désir de découverte.
“Je resterai toute ma vie amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. Car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration”, a-t-elle ajouté.
Rencontre avec Cheikh Bouamama
“Isabelle Eberhardt avait rencontré Cheikh Bouamama au village de Fendi (du côté de Beni Ounif). Après, elle avait écrit deux ouvrages : “Pages d’islam” et “Notes de route””, a précisé Boudaoud Bellaredj.
A partir de Moghrar Tahtani et de Labiodh Sid Cheikh, Cheikh Mohammed ben Larbi Bouamama avait mené la résistance à l’armée coloniale française pendant 27 ans, à partir de 1881.
Ahmed Derdour, qui vient de publier “Ksar, nid de rebelle” aux éditions Al Mouthaqaf, est revenu, lors d’une rencontre à la maison de la culture Belkacem Beghdadi, à Ain Sefra, sur le parcours de Safia Kettou.
“Isabelle Eberhardt fut traitée de tous les noms parce qu’elle portait des vêtements d’hommes (tenue d’un cavalier arabe) pour faire son travail et faire découvrir au monde l’ampleur de la pauvreté et de la misère en Algérie à l’époque coloniale française”, a-t-il dit.
Il a rappelé que la journaliste suisse avait vécu la vie nomade dans le sahara, dormi sous les palmiers des oasis, mangé la mella, le pain cuit sous le sable, et dévoilé au monde les beautés du sud algérien en affrontant “les quolibets, les attaques et les critiques”.
“Par sa plume précise et acerbe elle s’est insurgée contre les comportements inhumains des troupes coloniales et dénoncé leurs agissements(…) Isabelle ne racontait de l’Algérie rien de ce qui aurait pu plaire au colonialisme”, a relevé le Brahim Henine.
Avant Ain Sefra, Isabelle Eberhardt, qui était surnommée Mahmouda ou Mahmoud Saadi, a traversé le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Elle a notamment visité Annaba, Ténès, Boussaâda, El Oued, Batna, Ghardaïa et Beni Ounif.