Vie et mort de Djamel Bensmaïn El Miliani

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Justice : début du procès des accusés dans le meurtre du jeune Djamel Bensmaïn
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Depuis plus d’une semaine, l’Algérie est secouée par le meurtre et l’immolation par le feu de Djamel Bensmaïn (36 ans), artiste et amoureux de la nature, parti éteindre les incendies et soupçonné à tort de pyromanie. 

A notre arrivée dans la rue principale de la ville de Miliana, nous remarquons les nombreux arbres qui empêchent l’asphalte de se transformer en brasier.

Dans la place centrale, trône la statue de Ali Ammar (plus connu sous le nom de « Ali la Pointe », le héros de la Bataille d’Alger contre la colonisation française est originaire de la région) portant une mitraillette avec, à sa droite, un balcon qui donne sur les montagnes environnantes. A sa gauche, un vendeur de cigarette assis à l’ombre regarde une vidéo sur son portable. Nous nous approchons et il se lève pour nous vendre un paquet de L&M. Sans que nous lui posions de questions, il s’exprime sur le sujet de l’heure, à Miliana et dans toute l’Algérie : l’assassinat du jeune Djamel Bensmaïn.

Dans son emportement, il accuse toute la Kabylie de ce crime. Un autre client arrive et assure que ce sont les bouteilles de bière jetées en grandes quantités dans les forêts de Kabylie qui sont à l’origine des incendies. Le vendeur ajoute que Miliana est une région forestière et qu’il sait que la négligence en matière d’entretien régulier des forêts, depuis les années de terrorisme, participe au déclenchement des feux durant les vagues de chaleur… Mais nous sommes passés de l’embrasement de la nature à l’immolation des humains.

Le vendeur nous montre la maison du défunt. En route, nous croisons trois personnes, debout sous le brûlant soleil de midi, arborant des photos de Djamel Bensmaïn pour demander que justice soit faite. Nous saurons plus tard qu’ils ne sont pas des proches de la victime mais seulement des habitants de la ville.

Peu avant, sur la route, nous abordions la ville de Miliana (115km au sud-ouest d’Alger) si proche du ciel qu’elle manque de s’embraser en ce maudit été. Perchée sur le mont Zaccar, l’antique Zucchabar, la ville (une des plus vieilles d’Algérie) cache ses beautés et ses paysages. Pudeur et humilité sont aussi parmi les qualités de ses habitants. 

Dans la voiture, le thermomètre affiche 48 degrés, annonçant les rues brûlantes que nous foulerons et les cœurs calcinés avec lesquels nous pleurerons. Les bouteilles d’eau fraîches que nous achetons deviennent vite chaudes mais les splendides chemins de montagnes, longtemps inaccessibles durant les années de terrorisme, nous font oublier quelque peu la chaleur.

Parti éteindre le feu

Une tente a été montée, en bas de l’immeuble où se trouve l’appartement de la famille de la victime. Proches et amis y accueillent les visiteurs qui continuent, cinq jours après le crime, d’affluer de toutes parts. Les hôtes offrent de l’eau fraîche et insistent pour qu’on reste prendre des boissons ou de la nourriture. De temps à autres, apparaît Omar, le frère jumeau de Jimmy (comme l’appelaient ses amis), pour s’enquérir de l’organisation ou prêter main forte. On remarque à son poignet une blessure qui n’a pas encore cicatrisé. Il avait frappé contre une vitre au moment où il avait appris la nouvelle.

Debout, Noureddine, le père de Djamel, accueille les visiteurs et écoute souriant leurs mots et leurs histoires sur la générosité de Djamel. Ils étaient venus lui présenter leurs condoléances et c’est lui qui les console du meurtre de son fils.

L’histoire commence quelques jours auparavant, lors du déclenchement des feux de forêt en Kabylie (100km à l’est d’Alger). Plus précisément, la nuit du mardi 10 août. Djamel Bensmaïn avait réuni une petite somme d’argent afin de venir en aide aux victimes des incendies. A 36 ans, le jeune homme n’avait pas de poste de travail et ne possédait qu’une guitare. Il n’avait ni voiture ni permis de conduire.

Le musicien et dessinateur n’a pas hésité à faire le trajet de Miliana à Larbaa Nath Irathen (Tizi Ouzou), le mardi soir, dès qu’il avait appris que la région avait besoin d’aide pour faire face aux flammes qui redoublaient d’intensité et provoquaient des dizaines de morts.

Pour ne rien diminuer de la somme prévue pour les dons, Djamel a décidé de se déplacer en auto-stop. « Je vais aider mes amis à éteindre les feux » furent les dernières paroles que ses proches ont entendues de sa bouche ce soir-là. Il avait rejoint les milliers de volontaires qui s’étaient déplacés vers la région pour aider à faire face aux incendies ainsi que les convois humanitaires venus de toutes les wilayas. Ces impressionnantes images de solidarité semblaient mettre fin définitivement aux sensibilités entre « Arabes » et « Kabyles ». Des sensibilités nourries ces dernières années par des aventuriers politiques, des deux côtés, avec des discours parallèles semant les graines du fascisme.     

Jimmy est apparu le jour suivant, dans une interview avec un média en ligne, s’exprimant à partir des lieux à propos de l’atrocité des incendies et appelant tous les Algériens à se solidariser avec la Kabylie.

Nombre de poètes et de savants ont vu le jour à Miliana, faisant de la ville un haut lieu de savoir et de culture. Avant Ali Ammar, le héros de la guerre de libération, des figures du mouvement national y étaient nés, à l’image de Mohamed Bouras, le fondateur des Scouts musulmans algériens. Ici, dans ce quartier, entre le mausolée d’un saint homme appelé «Bouguemine» et le cimetière des martyrs, est né Djamel Bensmaïn, le 23 février 1985. Il y a grandi et s’est imprégné l’esprit des lieux.

Histoires sur Jimmy

Derrière l’immeuble, dans l’ombre brûlante de l’après-midi, la tente des condoléances est momentanément vide. Amis et proches de Jimmy se remémorent le défunt. Son ami Amine sort son portable et montre les photos d’un masque africain que Djamel avait fabriqué à partir de bouts de bois, quelques jours avant sa mort. Il y avait mis le bracelet qu’il portait en guise de nez, puis y avait placé deux feuilles d’arbre et dans chacune une pierre noire… Et la statue vit.

Un de ses proches raconte que Djamel avait un grand amour pour les enfants. Il distribuait des bonbons et jouait avec eux pendant des heures alors que la plupart des adultes s’ennuient au bout de quelques minutes. Un autre évoque la passion de Jimmy pour la nature, les arbres et les animaux. 

Il est de coutume que l’assistance des funérailles évoque les aspects positifs du défunt suivant le hadith « citez vos morts en bien ». Mais il n’y a pas que cela. Une aura particulière entoure le souvenir de Djamel et les vidéos qu’il partageait sur TikTok viennent la confirmer.

Tout cela nous laisse l’image d’un bohème, un derviche qui a failli être un prophète. Il avait par exemple écrit une chanson pour son chat César avant de poster son interprétation qu’il dédiait à tous les animaux du monde. Dans une autre vidéo, on le voit enseigner l’alphabet à de jeunes migrants subsahariens dans la rue. Dans une autre encore, il interprète un air sur sa guitare pour appeler à prendre soin des forêts et protéger la nature. 

Brûlé… 

Puis vint le grand crime. Dans les régions sinistrées se répandaient une rumeur selon laquelle des individus se déplaçant dans des voitures sans matricules sont à l’origine des feux de forêts. De plus, la psychose a été alimentée par des déclarations de hauts responsables affirmant que les incendies seraient d’origine « criminelle », alors que de nombreux pays du bassin méditerranéen ont été impactés par les feux ce mois-ci en raison d’une sévère canicule.

A Larbaa Nath Irathen, des soupçons s’étaient portés sur Djamel quelques heures après son interview. Nous n’en savons pas plus sur cette partie de l’incident mais la police a affirmé que le jeune homme avait contacté ses services pour le protéger. Des agents l’avaient alors conduit au commissariat. 

Ici, les vidéos montrent la suite des événements. Un fourgon cellulaire avance lentement parmi une foule hurlante. Le véhicule arrive dans la cour du commissariat suivi par la foule survoltée puis s’arrête. Un groupe tente d’ouvrir les portières tandis que d’autres frappent sur l’habitacle et les vitres.  

Les agents de police, en petit nombre, tentent de calmer la foule et de l’empêcher d’atteindre Djamel mais on voit déjà des individus s’introduire dans la cellule. Quelques moments plus tard, la police se retire et laisse Djamel livré à lui-même. Un premier individu monte et assène plusieurs coups de couteau à la victime. D’autres le traînent hors du véhicule. Plusieurs personnes piétinent son corps frêle étendu au sol. A ce moment, nous ne savons pas s’il s’agit d’un corps en vie ou d’une dépouille mortelle. 

Les coups continuent de tomber tandis que deux hommes, deux seulement, tentent de repousser les assaillants et d’empêcher ces actes inhumains. En vain. La foule avait décidé que tous les interdits étaient levés en ces lieux et en ces instants. 

Ils ont tiré le corps et l’ont traîné du commissariat jusqu’à une place adjacente au centre-ville, sous la statue d’un autre héros de la guerre de libération, Abane Ramdane (1920-1957), tué par ses frères de lutte. La foule a allumé un brasier et y a jeté le corps de Djamel. Plusieurs personnes ont pris des selfies devant le corps. Le cadavre calciné a été profané et égorgé. Cette scène moyenâgeuse est restée en l’état jusque tard dans la nuit. Toutes les actions ont été filmées et postées en direct ; et nombre de commentaires se sont félicités de l’élimination du pyromane. Pourtant, il n’avait ni tué ni brûlé mais ils s’y sont mépris.

Peu de gens connaissaient la victime à ce moment, mais les Algériens ont été choqués par l’atrocité des images. Puis son nom est apparu et il fut avéré que Djamel était innocent, qu’il n’avait pas allumé de feu. Bien au contraire, il était venu pour aider à l’éteindre. En quelques heures, tout le pays découvrait un jeune homme qui a vécu en artiste, paisible, bienfaisant, généreux et amoureux de la vie. Le sommeil a déserté la plupart d’entre nous cette nuit-là et les nuits suivantes, ponctuées de nouvelles vidéos de la tragédie.

Incompréhension

Amine avoue qu’il n’arrive pas encore à croire que son ami a été tué. Trois jours après l’enterrement, il lui arrive encore d’attendre que « quelque chose se passe » pour que Djamel revienne. Un proche s’étonne qu’une chose pareille arrive à Jimmy. De tels moments de sidération se glissent de temps à autres mais les proches restent inflexiblement dignes et patients, retardant leur deuil pour accueillir le flux des visiteurs.

Un des proches explique que la mère de Djamel n’a pas été informée des détails de son décès car elle a déjà essuyé la perte tragique d’un autre fils, tué en 2011. Elle sait seulement que son fils était parti éteindre les feux et qu’il fut brûlé. La mère est tenue loin des écrans de téléphone ou de télévision et les visiteurs sont priés de ne pas prendre de photos ou de vidéos. Des opportunistes étrangers à la famille se sont en effet fait passer pour des proches de Djamel dans des déclarations publiques. De plus, des aventuriers politiques ont tenté d’instrumentaliser l’affaire.

Un cousin de Djamel soupire et confie que rien ne l’a affecté autant que le fait que la dépouille fut abandonnée dans une place publique au milieu de la ville jusqu’à une heure tardive sans que personne n’intervienne au moins pour la recouvrir : « Dans toute ville, dans tout village, il y a des personnes sages dont les paroles sont écoutées. Où étaient-ils ? ». Un autre proche nous informe que des personnes voulaient déverser leur colère, par des paroles ou des actions, sur toute la Kabylie. Ce sont les sages paroles du père qui ont mis fin à tout emportement. 

Que Dieu apporte patience au peuple

« Les Kabyles sont nos frères, on ne veut pas la discorde. Peuple, que Dieu t’apporte patience. Vous savez que mon fils est mort en martyr ». Ainsi a parlé Noureddine Bensmaïn, quelques heures après l’assassinat de son fils, demandant uniquement que justice soit rendue. Des mots qui l’ont élevé au rang de héros national aux yeux des Algériens. Un proche rapporte que l’équipe de télévision venue à la maison le soir de la tragédie a été priée de ne pas filmer, mais le père a tenu à faire une déclaration pour « éteindre le brasier ».

Il ne s’agissait pas seulement de paroles spontanées émanant d’un sexagénaire au cœur bon, ancien membre des « patriotes » (unités d’autodéfense constituées de civils armés combattant le terrorisme des années 90). L’homme qui a été formé parmi les scouts («et les scouts, a-t-il déclaré, nous ont inculqué l’esprit patriotique ») a compris que la mort de son fils pouvait mener le pays à une guerre civile ethnique. Il fit preuve d’une impressionnante clarté d’esprit à un moment d’une grande peine.

Paix sur Djamel

Dans ses derniers instants filmés, Djamel apparaît dans la cellule du fourgon de police, torse-nu, couvert de contusions suite aux coups reçus sur le visage et le dos. Il demande de l’eau à ses tueurs : « Donnez-moi seulement à boire, je n’arrive pas à parler ». En retour, on l’outragera, on crachera sur lui. Il ne s’est pas demandé : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Non. Il a songé à la conscience des tueurs et les a mis en garde : « Vous ne m’avez pas écouté, je vais mourir injustement »     

Digne face à la mort, il s’est approché de l’un d’eux et a dit : « Les Kabyles sont des hommes. Ils n‘agissent pas ainsi ». Djamel ne ressuscitera pas au troisième jour mais ils « furent profondément attristés » comme il l’avait annoncé : « Vous allez regretter ». Djamel de Miliana s’est approché du ciel et il a brulé en cet été maudit. Djamel ne réapparaitra pas après trois jours comme l’aurait voulu Amine mais il a vécu et son esprit s’est élevé de son vivant et après.

Zoheir, ami de Djamel, se rappelle de discussions interminables avec Djamel quand ce dernier offrait le peu qu’il possédait pour aider les migrants. L’ami conseillait : « Il faut commencer par s’aider soi-même et quand on aura de l’argent on pourra aider beaucoup de personnes, pas seulement une ». Et Djamel de répondre : « Non, non. Moi j’aide avec ce que j’ai. Et je suis sûr que le jour viendra où je pourrai les aider tous ».     

Cette prophétie s’accomplira aussi. Zoheir nous apprend qu’un ami travaillant dans une association caritative entre Alger et Tamanrasset, au Sud du pays, l’a contacté pour proposer de donner le nom de Djamel Bensmaïn à un grand convoi de solidarité partant d’Alger vers Tamanrasset au profit des migrants subsahariens. Zoheir ajoute que Djamel croyait au communalisme des actions artistiques ou caritatives.

Djamel est effectivement parvenu à aider le plus grand nombre. Jimmy était avec ses amis et proches et il est maintenant en eux, dans leurs cœurs et dans les cœurs de millions de personnes. Il s’élève, étoile au firmament, qui les guide et les inspire.

Que la paix soit sur Djamel. Dans ce monde et dans l’autre.   

*Ce reportage a été initialement publié en arabe sur Khatt30 et traduit vers le français par Walid Bouchakour

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2 Commentaires

  1. Votre article « vie et mort de Djamel Bensmail  » m a vraiment émue. Vous avez trouvé les mots justes.

  2. ” , il accuse toute la Kabylie de ce crime. Un autre client arrive et assure que ce sont les bouteilles de bière jetées en grandes quantités dans les forêts de Kabylie qui sont à l’origine des incendies.”
    Pourquoi ce passage dans un article sur la vie et la mort de l’artiste ?
    Je pense qu’il est inutile de rallumer un brasier éteint , éteint par le père de la victime , qu’Allah lui accorde longue vie ” .
    Accusé de pyromane , voilà toute la problématique de cette affaire car tout est parti de cette accusation . Qui l’a accusé de pyromane ? Qui a poussé Djamel entre les bras des criminels ? Les auteurs de ces forfaiture doivent être des hommes et avouer ces vérités , sinon le Bon Dieu les punira sur terre et dans l’au-delà.

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